La Pléaide

1910

«L’acheminement de la pensée est très lent, mais sûr. L’écriture de Péguy ne trace jamais une ligne; elle tend à couvrir un espace. […] Le style de Péguy est semblable à celui des très anciennes litanies.» Il est «semblable aux cailloux du désert, qui se suivent et se ressemblent, où chacun est pareil à l’autre, mais un tout petit peu différent; d’une différence qui se reprend, se ressaisit, se répète, semble se répéter, s’accentue, s’affirme, et toujours plus nettement; on avance».

André Gide publie ces lignes dans La NRF du 1er mars. Le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc, paru le 16 janvier aux Cahiers de la Quinzaine, lui a révélé la stature poétique de Péguy. Il en écrit à l’auteur, s’en ouvre à Schlumberger, envoie le livre à Claudel, Jammes, Ghéon, Verhaeren… Son enthousiasme est sincère et sa description du style de Péguy, d’une particulière justesse. Les «litanies» du poète seront volontiers caricaturées, mais on oubliera souvent cette vérité: l’écriture de Péguy couvre un espace, et «on avance».

Mais pourquoi un mystère, genre dramatique médiéval et religieux, et pourquoi ce mystère? Le motif le plus prosaïque n’est pas le moins déterminant. Péguy est officier de réserve. Du 28 avril au 19 mai 1909, il accomplit une période militaire. Le 8 mai, il se trouve à Orléans, où il participe avec son régiment aux fêtes de Jeanne d’Arc (laquelle n’est pas encore sainte, ce sera pour 1920, mais déjà bienheureuse, depuis peu). Il en est vivement frappé. Le 23 mai, il fait part à Madame Simone de son projet: reprendre sa Jeanne d’Arc de 1897 – son premier livre, dans lequel il confessait sa foi en une «République socialiste universelle» –, en tirer un mystère en trois journées, et le faire représenter lors des fêtes de Jeanne d’Arc de 1910. Le ministère de l’Instruction publique, le sous-secrétariat des Beaux-Arts et «tout Orléans» soutiendront l’entreprise.

Les promesses, on le sait, n’engagent que ceux qui les croient: aux fêtes de 1910, point de Mystère. Mais le livre existe. Péguy avait déjà retouché sa Jeanne d’Arc de 1897, sans aboutir à une œuvre nouvelle. Cette fois, c’est chose faite. Entre l’automne et la fin de 1909, il a écrit ce qu’il appelle alors Mystère de la vocation de Jeanne d’Arc, puis il a retranché deux actes, ajouté sur épreuves le splendide récit de la Passion, coupé d’autres passages, trouvé le titre définitif et rédigé une prière d’insérer dans laquelle il dit avoir voulu montrer «comment dans cette chrétienté, dans ce peuple chrétien, la sainteté poussait pour ainsi dire toute seule, simple et s’ignorant elle-même […], fille du terroir, naturelle en ce sens autant que surnaturelle».

Vertu des périodes militaires… Mais ce n’est pas l’infanterie française qui a conduit Péguy à renouer avec un genre religieux. En 1908, la vie intérieure de l’écrivain avait été bouleversée, secrètement; seul l’un de ses amis, Joseph Lotte, avait recueilli ses confidences: «Je ne t’ai pas tout dit… j’ai retrouvé ma foi… je suis catholique.» De ce retour à la foi le Mystère offre tout ensemble la preuve et la révélation. L’accueil de la critique s’en ressent. Les 21 et 28 février 1910, dans L’Écho de Paris, Barrès, l’un des premiers, souligne que le dreyfusard Péguy se souvient désormais du catéchisme de son enfance. Le ton est donné. Les catholiques se félicitent de la «conversion» de l’écrivain, les laïques s’inquiètent de sa «défection».

 Les débats, très vifs – affaire d’époque –, finiront par s’éteindre. Péguy est tué en 1914. Reste l’œuvre, sur laquelle Gide a dit ce qu’il fallait dire. Mais il n’est pas le seul à aimer le Mystère de la charité. Interrogé en 1921 sur son écrivain préféré, Bernanos répond: «Jeanne d’Arc écoutée par Péguy.»