La Pléaide

1914

Le vendredi 31 juillet, jour de l’assassinat de Jaurès, paraît dans la presse parisienne un appel invitant les étrangers qui résident en France à s’engager dans l’armée française. L’un des rédacteurs du texte, et le premier de ses signataires, est un Suisse, Blaise Cendrars.

Alain écrit un «propos» prémonitoire sur «le massacre des meilleurs». Apollinaire, qui est à Deauville pour y rédiger une chronique sur la saison d’été, regagne précipitamment Paris, que quitte le maréchal des logis Destouches: le 12e régiment de cuirassiers, où sert le futur Céline, part pour la Lorraine.

«Angoisse. Impossible de penser à autre chose», note Martin du Gard dans son Journal. Et Gide, dans le sien: «L’on s’apprête à entrer dans un long tunnel plein de sang et d’ombre…»

1er août, Gide toujours: «Vers 3 heures, le tocsin a commencé à retentir. […] j’ai vu Em[manuelle] dans l’allée aux fleurs, les traits décomposés, qui nous a dit en retenant ses sanglots: “[…] l’ordre de mobilisation est donné.”»

Charles Péguy écrit une dernière page — sur la joie proprement catholique — destinée au texte sur lequel il travaille. Le lendemain, dimanche 2 août, il quitte sa maison de Bourg-la-Reine, se rend à Paris, loue un fiacre et rend visite à ses anciens amis parisiens, à qui il fait ses adieux.

Mauriac quitte Malagar pour Bordeaux, où il compte prendre «un service d’infirmier». Valéry, qui séjourne dans les Pyrénées, s’inquiète de n’avoir pas emporté avec lui son livret militaire. Marcel Proust accompagne à la gare de l’Est son frère Robert, qui part pour Verdun comme médecin-major de 1re classe. «Je vais m’occuper de prendre du service», note Alain, âgé de quarante-six ans.

Le lundi 3 août, l’Allemagne déclare la guerre à la France. Blaise Cendrars est dans la file d’attente qui s’allonge devant le bureau de fortune — une table, une chaise — destiné à accueillir les étrangers désireux de signer un engagement de principe dans l’armée française.

Gide note: «Ne puis fermer l’œil de la nuit; je sens que tout le monde veille.» «Je m’identifie mal à la grande cause», remarque Martin du Gard. La Dépêche de Rouen publie le «propos» qu’Alain a écrit le 31 juillet.

Le 4 août, Péguy, lieutenant au 276e régiment d’infanterie, quitte Paris par le train avec un détachement de réservistes; son régiment sera dirigé vers l’Est, où il fera campagne du 11 au 18 août.

«Je suis allé au recrutement», note Alain. Il fera la guerre d’octobre 1914 à octobre 1917, dans l’artillerie lourde.

Le 8 août, Péguy écrit à Geneviève Favre: «Si je ne reviens pas, gardez de moi un souvenir sans deuil. Trente ans de vie ne vaudraient pas ce que nous allons faire en quelques semaines.»

Le 10, Apollinaire, qui n’est pas encore français, signe sa première demande d’engagement. Le futur auteur de «Lueurs des tirs» sera artilleur, puis sous-lieutenant d’infanterie.

Le 15, Péguy entend la messe de l’Assomption à Loupmont. À la fin du mois, son régiment gagne la région de Montdidier, mais il doit bientôt faire retraite. Le 5 septembre, près de Villeroy, Péguy est tué d’une balle en pleine tête.

Le 16 septembre, Giraudoux est blessé à l’aine. Le 22, Alain-Fournier est «porté disparu à l’ennemi». Céline est blessé le 27 octobre: fracture du bras, paralysie des muscles extenseurs de l’avant-bras. Le 28 septembre 1915, un obus arrache le bras droit de Cendrars. Le 25 février 1916, Drieu la Rochelle reçoit sa troisième blessure. Le 17 mars, un éclat atteint Apollinaire à la tempe. En juin, Giono est commotionné par une explosion; en mai 1918, il sera gazé: paupières brûlées. Le 6 août 1918, alors qu’il va chercher des blessés sous le feu, le médecin auxiliaire Aragon est enseveli à trois reprises sous les masses de terre soulevées par les obus.

 On estime à cinq cent soixante le nombre des écrivains morts pour la France entre 1914 et 1918.