La Pléaide

1919

Qui sont les jurés Goncourt? Jean Ajalbert, le futur auteur des Mystères de l’académie Goncourt; Émile Bergerat, élu cette année-là, quoique presque aveugle; Élémir Bourges, que Jules Renard traitait de «pauvre vieillerie» et qui lui survécut quinze ans; Henry Céard, qui vient de publier ses Sonnets de guerre; Léon Daudet, qui a succédé à son père (rien d’étonnant pour un monarchiste); Lucien Descaves, qui boudera tant que l’on n’aura pas élu Courteline; Gustave Geffroy, critique d’art, président du jury; Léon Hennique, exécuteur testamentaire des Goncourt, auteur de L’Argent d’autrui; Rosny aîné, à qui l’on doit La Guerre du feu; et Rosny jeune, à qui l’on doit surtout d’avoir voté, ce 10 décembre, pour À l’ombre des jeunes filles en fleurs.

Une trentaine de livres, parmi lesquels de nombreux récits de guerre, sont «candidats» au Goncourt 1919. Depuis 1915, tous les romans primés avaient la Grande Guerre pour sujet. Les Jeunes Filles, ouvrage peu martial, a paru à la NRF en juin. Proust est soutenu par Léon Daudet, polémiste d’Action française qui ne rechigne pas à faire campagne pour ce dreyfusard ami de son frère Lucien. Et cela se passe bien, trois tours de scrutin suffisent. Les Jeunes Filles l’emporte par six voix contre quatre aux Croix de bois de Roland Dorgelès. Il manque un s à fleurs dans le communiqué – ce n’est pas grave. Proust, fatigué, refuse de répondre aux journalistes – cela ne fait rien. Dans les quinze jours qui suivront, il recevra quelque neuf cents lettres de félicitations.

Mais les choses s’enveniment vite. La presse parle d’injustice : c’est le roman de Dorgelès – un ancien engagé volontaire – qu’il fallait couronner! Les dames du jury Vie heureuse offrent d’ailleurs leur prix à ce héros, qui le refuse par «décence», un livre de guerre ne devant pas être primé par des femmes… On rappelle aussi qu’aux termes du testament d’Edmond de Goncourt le prix doit aller non seulement à «l’originalité du talent», mais «à la jeunesse». Or Proust n’a-t-il pas quarante-sept ans (les journaux disent «cinquante», «quarante et onze» ou même «soixante ans d’âge»), contre trente-quatre pour Dorgelès? «Place aux vieux!» titre L’Humanité. «M. Proust a le prix, M. Dorgelès l’originalité du talent et la jeunesse. On ne peut pas tout avoir», raille Lucien Descaves, qui a voté pour Les Croix de bois. De plus, comme Proust est riche (croit-on), il a dû corrompre le jury : «Il y a dans le monde des lettres, à Paris, six hommes dont la reconnaissance est fonction de leur digestion à l’ombre des havanes en fleurs», note Le Populaire du 12 décembre.

L’éditeur de Dorgelès, Albin Michel, réagit vite. Les Croix de bois est bientôt orné d’une bande où figure en gros caractères la mention prix goncourt, tandis que la deuxième ligne, 4 voix sur 10, est microscopique. Il faudra attendre le 31 mai 1920 pour que Gallimard obtienne du tribunal de commerce de la Seine le retrait de cette bande.

Marcel Proust parle de «muflerie» mais, au total, il se montre plutôt philosophe. Il s’inquiète avant tout de la disponibilité de son livre en librairie. Son désir le plus cher, combien justifié, est d’être lu. Et son exquise politesse ne se dément pas. «À propos du prix Goncourt», écrit-il à la fin de l’année à Gaston Gallimard, «le seul plaisir qu’il me donne est de penser qu’il est un peu agréable à la NRF, à vous avant tout, dont il ratifie le choix (en appel), à qui il peut laisser espérer d’avoir pris un pas trop mauvais ouvrage et qui durera assez…»