La Pléaide

1925

«Blaise Cendrars qui fut, mais avant tous autres, dadaïste, surréaliste, etc., nous donna, même dans cette forme outrancière, des œuvres remarquables, qui lui valurent une réelle célébrité dans le petit monde des lettres. L'Or, la merveilleuse aventure du général Johann August Suter, est son premier roman.» Ainsi commence le «Vient de paraître» diffusé en mars par Grasset.

Outre une erreur de détail (il faut lire «histoire», et non pas «aventure»), il comporte un avertissement opportun : «Sans doute ce n’est pas une œuvre du genre de Kodak, de Formose, de Feuilles de route, de J'ai tué» — pas plus que du genre de La Prose du Transsibérien, peut-on ajouter : le poète, l'expérimentateur, s'est mué en romancier, et L'Or, qui évoque un personnage historique — un Suisse devenu « le premier milliardaire américain » puis ruiné par la ruée vers l'or —, restera dans son œuvre un roman atypique, comme taillé pour le cinéma, et qui sera d'ailleurs adapté, médiocrement.

Le cinéma a été après la Grande Guerre la passion de Cendrars, qui fut figurant, scénariste, réalisateur. Passion malheureuse… Blaise y renonce, part en février 1924 pour le Brésil, et à son retour s'enferme chez lui, près de Versailles, du 24 novembre au 31 décembre, pour écrire L'Or.

Quarante jours de rédaction, mais plus de douze années d'incubation. Frédéric Sauser, futur Cendrars, aurait lu dans son enfance un texte sur Suter, paru dans un périodique, Le Messager boiteux. Et il est l'ami du sculpteur suisse Auguste Suter, homonyme du général. En 1912, Auguste envoie à Freddy une brochure en allemand; signée d'un certain Martin Birmann (dont Cendrars donnera le nom à un personnage de L'Or), elle s'intitule Général Joh. Aug. Suter. «Quel grand destin a été celui de votre grand-père !» répond Freddy, persuadé que son ami est un descendant du général. «Un homme ruiné par la découverte de l'or! Magnifique! Magnifique! Magnifique !» En 1915, depuis les tranchées, il écrit à Suter : «Il n'y a plus que des choses comme les aventures du général Suter qui m'intéressent encore.» En avril 1916, il lui demande s'il dispose de documents sur son «grand-oncle» ; et en 1917 il porte sur lui un calepin sur lequel, dit-il à sa compagne, il écrira l'histoire du général Suter. Il n'en fait pourtant rien avant 1924. Le Brésil a-t-il été l'étincelle ? L' «écriture est un incendie », mais «la spontanéité du feu reste mystérieuse» (L'Homme foudroyé).

L'Or doit beaucoup à la brochure de Birmann, mais c'est une œuvre de Cendrars. En 1925, la critique salue la figure du général — «une destinée née sous la patte velue d'un Dieu qui s'amuse» (L'Homme libre, 16 avril) — autant que le livre. Dans la NRF, Joseph Delteil, le premier, dresse un parallèle entre le personnage et l'auteur, non sans souligner que c'en est fini du Cendrars des Poèmes élastiques. Le succès est là.

Une traduction américaine, Sutter's Gold, paraît en 1926. Bientôt, tous les Suter, Sutter ou Souter de Californie accablent Cendrars de demandes : les héritiers (présomptifs) du général sentent le filon. Les historiens (ou assimilés) américains détaillent les erreurs factuelles commises par un «aventurier» français, et la congrégation morave évoquée dans L'Or s'indigne que l'on ait «calomnié impitoyablement le caractère d'une très noble secte religieuse»… «J'ai fait œuvre d'artiste », se défend l'auteur, qui n'a certes pas écrit la biographie de Suter, mais sa «merveilleuse histoire». Sans doute a-t-il été plus séduit par le destin de la traduction russe due à Victor Serge : Staline l'aurait lue et en aurait tiré l'idée de faire prospecter les gisements aurifères de l'Union soviétique ! Vrai ou faux ? «Il ne faut rien exagérer», répond Cendrars, qui ajoute tout de même : «D'autres témoignages insistent sur ce point.»