La Pléaide

1929

Le volume est un in-quarto de 870 pages. Il paraît en février à La Maison des Amis des Livres, chez Adrienne Monnier, 7, rue de l’Odéon à Paris. Les mentions qui figurent sur la page de titre sont inhabituellement détaillées. Le texte est «traduit de l’anglais par M. Auguste Morel assisté par M. Stuart Gilbert», et cette traduction est «revue par M. Valery Larbaud et l’auteur». Ledit auteur se nomme James Joyce, le livre s’intitule Ulysse, et l’histoire de sa traduction en français a tout d’un roman-fleuve.

Ç’aurait pu être un conte de Noël. Le 24 décembre 1920, Sylvia Beach, l’amie d’Adrienne Monnier, fait se rencontrer James Joyce et Valery Larbaud, qui sympathisent. Bientôt, Larbaud découvre les épisodes du roman (alors inachevé) parus dans la Little Review ; sa réaction est immédiate : «je suis absolument fou d’Ulysse. […] Je pense que j’aimerais en traduire quelques pages pour la NRF ou, s’ils n’en veulent pas, pour les Écrits nouveaux […] rien que pour montrer combien c’est merveilleux. Mais il me faudra du temps pour le faire.»

«J’espère qu’il ne changera pas d’avis», déclare Joyce quand on lui apprend la nouvelle. Passe une année, ou presque. Le 7 décembre 1921 – un peu plus d’un mois après que Joyce a déclaré son livre achevé, un peu moins de deux mois avant sa publication chez Shakespeare and Company –, Larbaud doit donner chez Adrienne Monnier une conférence-lecture consacrée à Joyce, mais il n’a toujours pas trouvé le temps de traduire les fragments d’Ulysse qui seront lus ce soir-là. Adrienne va confier cette tâche au jeune Jacques Benoist-Méchin, dont Léon-Paul Fargue et Larbaud, successivement, révisent le travail… La lecture est un succès. Joyce propose à Larbaud de traduire le livre, intégralement.

Ce cadeau royal autant qu’empoisonné, Larbaud le refuse. Pourquoi ne pas confier Ulysse à Auguste Morel, connu comme traducteur de poésie anglaise ? Morel, lui, accepte, à la condition que Larbaud et Joyce lui prêtent main-forte. Mais il ne commence à travailler qu’au début de 1924. En juin, il est venu à bout de fragments de «Télémaque» et d’«Ithaque», et il n’en est pas mécontent. Larbaud, en ce qui le concerne, s’occupe (avec Sylvia Beach et Adrienne Monnier) de la fin de «Pénélope», quand Joyce demande que l’on supprime, dans cet épisode, non seulement la ponctuation mais aussi les accents et les apostrophes ! «Joyce a raison», tranche Larbaud, à la stupéfaction d’Adrienne. Qu’importe : la revue Commerce publie les fragments traduits, et le travail se poursuit.

Mais les relations se dégradent. Larbaud se brouille avec la princesse Caetani, commanditaire de Commerce, puis avec Sylvia et Adrienne, puis avec Fargue (qui continue à rôder autour d’Ulysse). Il faut attendre 1927 pour que la traduction trouve un nouvel élan, grâce à un magistrat britannique en retraite. Stuart Gilbert, c’est son nom, va vérifier le texte français, interroger Joyce sur les passages douteux et transmettre à Morel (que cette procédure n’enchante pas) les réponses de l’auteur. Comme rien ne saurait être simple, Larbaud se livre de son côté à des échanges du même ordre avec Joyce, et il semble même avoir supervisé le superviseur Gilbert… Bref, il faudra que Joyce réunisse ses traducteurs à Versailles en 1928 – il appellera cette séance «le traité de Trianon» – pour que chacun consente à considérer Larbaud comme l’arbitre ultime de ce défi qu’est l’établissement de la version française d’Ulysse.

On le voit, la formule qui figure sur la page de titre ne complique pas les choses : elle les simplifie à l’extrême.