La Pléaide

1930

Cocteau est ennuyé. La Comédie-Française ne lui alloue qu’une vingtaine d’entrées pour la générale de sa nouvelle pièce, et bien entendu cela ne lui suffit pas. Mais il obtient que la dernière répétition soit ouverte à un public choisi. Ce sera une «générale intime», à en croire la mention qui figure sur les quelque deux mille cartons d’invitation. Le 15 février, quand le rideau se lève sur le décor de Christian Bérard – une chambre, un lit en désordre, une table, un téléphone –, le Tout-Paris est là. Berthe Bovy, seule en scène, est étendue devant le lit. Puis elle se dresse, prend un manteau, se dirige vers la porte. Le téléphone sonne. Ainsi commence La Voix humaine.

La pièce, en un acte, est un monologue d’environ trois quarts d’heure. Une femme parle au téléphone à son amant qui la trompe. «Le personnage est une victime médiocre, amoureuse d’un bout à l’autre», précise Cocteau dans ses indications scéniques ; «elle n’essaie qu’une seule ruse : tendre une perche à l’homme pour qu’il avoue son mensonge, qu’il ne lui laisse pas ce souvenir mesquin. Il [l’auteur] voudrait que l’actrice donnât l’impression de saigner, de perdre son sang, comme une bête qui boite, de terminer l’acte dans une chambre pleine de sang.»

Il faut en outre que la comédienne évite le pathos. Du sang, soit, mais pas de larmes. Selon Cocteau, une femme qui pleure ne fera pas pleurer. «Jouer à sec», note-t-il dans un brouillon. Et ailleurs : «Je n’écris pas pour la Société protectrice des animaux, ni des femmes abandonnées. Les problèmes que j’essaie de résoudre sont d’un autre ordre, d’un ordre théâtral.» De fait, La Voix humaine est un exercice de style. Troué de silences, haché par les coupures de la ligne téléphonique et par les interférences alors fréquentes – «Allô !… Je parle, mademoiselle, je parle !» –, le monologue doit donner corps et voix à l’absent, à la fois invisible, muet et indéchiffrable.

Beau défi, pour une comédienne. Berthe Bovy joue – à sec – depuis une dizaine de minutes, ce 15 février, quand un cri l’interrompt : «C’est obscène !» Un homme coiffé d’un chapeau hurle depuis le balcon : «Assez ! Assez ! C’est obscène ! C’est à Desbordes que vous téléphonez !» Jean Desbordes, beaucoup de spectateurs le savent, est l’ami de Cocteau, un ami qui s’éloigne et dont la double vie est ressentie par le poète comme une trahison. Le perturbateur a visé juste : Cocteau a mis en scène sa propre souffrance, son propre désarroi face à la désagrégation d’une relation à laquelle il tenait.

Après un moment de silence stupéfait – Mlle Bovy s’est tue –, la salle croit reconnaître le vociférateur : « C’est Breton ! » Erreur (mais savante) : c’est Éluard. Le public crie à son tour, on se dirige vers le balcon pour régler son compte au trublion, un comédien-français lui arrache son chapeau, il est cerné – pas au point cependant de ne pouvoir quitter sa place pour se réfugier dans le couloir. On l’entoure à nouveau, on veut l’expulser, on lui brûle le cou (dit-on) à l’aide d’une cigarette – quand Cocteau, finalement, s’interpose. Le calme revient. Berthe Bovy peut reprendre, sous les applaudissements.

La pièce achevée, les deux adversaires se retrouvent et s’expliquent dans le bureau du directeur de la Comédie-Française. On ne saurait parler de réconciliation. « Je finirai bien par vous tuer ; vous me dégoûtez ! » se serait écrié Éluard. L’antipathie (ou la répulsion) qu’éprouvent les surréalistes à l’égard de Cocteau est ancienne, et durable.

La Voix humaine, elle, triomphe. « Jean est enchanté », écrira Jean Hugo bien plus tard. « Il a eu son scandale. » Il l’espérait depuis dix ans, ajoutera cet excellent ami du poète.