La Pléaide

Retour au sommaire
Écrits des camps
L'actualité de la Pléiade

L'Espèce humaine et autres écrits des camps. Charlotte Delbo, Aucun de nous ne reviendra, « Le Lendemain », extrait.

Octobre 2021

    Nous respirons du froid. Au-delà de nous, la plaine.
    La neige étincelle dans une lumière réfractée. Il n’y a pas de rayons, seulement de la lumière, une lumière dure et glaciaire où tout s’inscrit en arêtes coupantes. Le ciel est bleu, dur et glaciaire. On pense à des plantes prises dans la glace. Cela doit arriver dans l’Arctique que la glace prenne jusqu’aux végétations sous-marines. Nous sommes prises dans un bloc de glace dure, coupante, aussi transparent qu’un bloc de cristal. Et ce cristal est traversé de lumière, comme si la lumière était prise dans la glace, comme si la glace était lumière. Il nous faut longtemps pour reconnaître que nous pouvons bouger à l’intérieur de ce bloc de glace où nous sommes. Nous remuons nos pieds dans nos souliers, essayons de battre la semelle. Quinze mille femmes tapent du pied et cela ne fait aucun bruit. Le silence est solidifié en froid. La lumière est immobile. Nous sommes dans un milieu où le temps est aboli. Nous ne savons pas si nous sommes, seulement la glace, la lumière, la neige aveuglante, et nous, dans cette glace, dans cette lumière, dans ce silence.
    Nous restons immobiles. La matinée s’écoule — du temps en dehors du temps. […]
    À nos pieds, une femme s’assoit dans la neige, maladroitement. On se retient de lui dire : « Pas dans la neige, tu vas prendre froid .» C’est encore un réflexe de la mémoire et des notions anciennes. Elle s’assoit dans la neige et s’y creuse une place. Un souvenir de lecture enfantine, les animaux qui font leur couche pour mourir. La femme s’affaire avec des gestes menus et précis, s’allonge. La face dans la neige, elle geint doucement. Ses mains se desserrent. Elle se tait.
    Nous avons regardé sans comprendre.
    La lumière est toujours immobile, blessante, froide. C’est la lumière d’un astre mort. Et l’immensité glacée, à l’infini éblouissante, est d’une planète morte.
    Immobiles dans la glace où nous sommes prises, inertes, insensibles, nous avons perdu tous les sens de la vie. Aucune ne dit : « J’ai faim. J’ai soif. J’ai froid. » Transportées d’un autre monde, nous sommes d’un coup soumises à la respiration d’une autre vie, à la mort vivante, dans la glace, dans la lumière, dans le silence.
    Soudain, sur la route qui longe les barbelés, débouche un camion. Il roule dans la neige. Sans bruit. C’est un camion découvert dont on devrait se servir pour transporter des cailloux. Il est chargé de femmes. Elles sont debout, têtes nues. Petites têtes rasées de garçonnets, têtes maigres, serrées les unes contre les autres. Le camion roule en silence avec toutes ces têtes qui s’inscrivent en traits aigus sur le bleu du jour. Un camion silencieux qui glisse le long des barbelés comme un fantôme précis. Une frise de visages sur le ciel.
    Les femmes passent près de nous. Elles crient. Elles crient et nous n’entendons rien. Cet air froid et sec devrait être conducteur si nous étions dans le milieu terrestre ordinaire. Elles crient vers nous sans qu’aucun son nous parvienne. Leurs bouches crient, leurs bras tendus vers nous crient, et tout d’elles. Chaque corps est un cri. Autant de torches qui flambent en cris de terreur, de cris qui ont pris corps de femmes. Chacune est un cri matérialisé, un hurlement — qu’on n’entend pas. Le camion roule en silence sur la neige, passe sous un porche, disparaît. Il emporte les cris.