La Pléaide

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L'actualité de la Pléiade

La Plainte de Portnoy de Philip Roth, extrait du chapitre «Le Blues juif»

… Je suis si petit que je sais à peine à quel sexe j’appartiens, ou du moins c’est ce qu’on pourrait croire. C’est au début de l’après-midi, au printemps de ma quatrième année. Des fleurs se dressent sur leurs tiges pourpres dans la bande de terre devant notre immeuble.

Avec les fenêtres grandes ouvertes flotte dans l’appartement un air embaumé chargé de la douceur de la saison mais aussi d’électricité grâce à la vitalité de ma mère ; elle a fini la lessive de la semaine et l’a pendue sur le fil ; elle a fait pour notre dessert de ce soir un gâteau marbré d’où saigne merveilleusement — voilà encore une fois ce sang qui revient ! et ce couteau ! —, en tout cas d’où saigne artistiquement le chocolat à travers la pâte vanillée, un exploit qui me paraît tout aussi miraculeux que ces pêches qui flottent en suspension dans le moule scintillant empli de gelée. Elle a fait la lessive et elle a cuit le gâteau ; elle a récuré le carrelage de la cuisine et de la salle de bains et les a recouverts de journaux ; elle a bien entendu essuyé la poussière ; inutile de le dire, elle a passé l’aspirateur ; elle a débarrassé et lavé la vaisselle du déjeuner et (avec mon modeste et délicieux concours) l’a remise en place dans le placard à milchiks de l’office — et cela en sifflant comme un canari tout au long de la matinée une vague mélodie de joie et de santé, d’insouciance et d’autosatisfaction. Pendant que je lui crayonne un dessin, elle prend sa douche, et maintenant, dans sa chambre ensoleillée, elle s’habille pour m’emmener en ville. Elle s’assied sur le bord du lit avec son soutien-gorge rembourré et sa gaine et enfile ses bas tout en babillant dans le vague. «Qui est le bon petit garçon à sa maman ? Qui est le plus gentil petit garçon qu’une maman ait jamais eu ? Qui est-ce que sa maman aime plus que tout au monde ? » Je nage absolument dans la félicité et en même temps je suis des yeux, délicieuse torture, le lent voyage par lequel elle fait remonter le long de ses jambes les bas transparents qui donnent à sa chair une teinte aux nuances troublantes. Je m’avance furtivement assez près pour sentir l’odeur du talc sur sa gorge… et aussi pour mieux savourer les complexités élastiques des jarretelles pendantes auxquelles les bas vont être accrochés dans un instant (sans nul doute dans une fanfare de trompettes). Je flaire l’huile avec laquelle elle a astiqué les quatre montants étincelants du lit d’acajou où elle couche à côté d’un homme qui vit avec nous le soir et le dimanche après-midi. Mon père, à ce que l’on dit. Sur le bout de mes doigts, même si elle a lavé l’un après l’autre ces petits cochons avec une serviette humide et tiède, je sens les relents de mon déjeuner, de ma salade de thon. Ah, ça pourrait être un con que je renifle. C’est peut-être bien ça ! Oh, j’ai envie de grogner de plaisir. Quatre ans, et pourtant je perçois dans mon sang — eh oui, le sang une fois de plus — combien cet instant est riche de passion, gros de possibilités.

Traduit de l’anglais (États-Unis)
par Henri Robillot,
traduction révisée par Paule Lévy.

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