La Pléaide

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Affiche Stevenson
L'actualité de la Pléiade

Le Creux de la vague, chapitre VIII, extrait.

Avril 2018

Herrick avait pris la résolution de résister à la forte tentation d’aller lui toucher le bras et de lui souffler à l’oreille : « Attention, ils vont vous assassiner. » Une vie serait sauvée, mais qu’adviendrait-il des deux autres ? Les trois vies montaient et descendaient devant ses yeux comme des seaux dans un puits ou comme les plateaux d’une balance. Il fallait faire un choix, et cela au plus vite. Pendant quelques minutes infiniment précieuses, les roues de la vie tournèrent devant lui, il pouvait encore les orienter d’un coup de pouce dans un sens ou dans un autre, encore choisir qui allait vivre et qui allait mourir. Il se représentait les personnages. Attwater l’intriguait, l’étonnait, l’éblouissait, l’enchantait et le révoltait ; qu’il vécût ne semblait pas un bien indiscutable ; mais l’imaginer étendu, mort, était une vision si insupportable qu’elle le poursuivait comme une hallucination, avec tous les détails visuels et auditifs. Il avait en permanence devant les yeux l’image de ce grand et lourd corps d’homme terrassé, dans toutes sortes d’attitudes, avec toutes sortes de blessures ; tombé face contre terre, tombé sur le dos, tombé sur le flanc ; ou cramponné à un montant de porte, avec le visage qui s’altère et les doigts qui se relâchent d’un agonisant. Il entendait le déclic de la gâchette, le bruit sourd de la balle, le cri de la victime ; il voyait le sang couler. Et cette accumulation de détails était comme une consécration de cet homme qui s’avançait, telle la victime d’un sacrifice parée de bandelettes. Ensuite, il se représenta Davis, avec ses doigts épais, la vulgarité de sa nature grossière comme un pain d’orge, son courage indomptable et sa bonne humeur aux temps anciens où ils mouraient de faim, le mélange attachant de ses défauts et de ses vertus, la soudaine et éclatante manifestation d’une tendresse située au-delà des larmes ; ses enfants, la maladie d’entrailles d’Ada, la poupée d’Ada. On ne pouvait pas imaginer de laisser la mort s’approcher d’un tel personnage, non, pas même en rêve ; une chaleur se répandit dans tout son corps, ses muscles se tendirent, et il sentit que le père d’Ada trouverait en lui un fils fidèle jusqu’à la mort. Et même Huish participait un peu de ce caractère sacré ; par le simple fait de partager la vie quotidienne, ils étaient devenus frères ; leur cohabitation sur le bateau et leurs misères passées impliquaient un lien de loyauté auquel Herrick devait une certaine fidélité pour ne pas se déshonorer complètement. Mort violente et horrible pour mort violente et horrible, aucune hésitation n’était possible : il fallait que ce soit Attwater. Mais à peine eut-il formulé cette pensée (cette sentence de mort, en fait) que toute son humanité, prise de panique, se précipita dans l’autre sens, et lorsqu’il examina sa conscience il n’y perçut que tumulte et indignation muette.

Traduit de l’anglais par Marie-Anne de Kisch.

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