La Pléaide

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George Eliot
L'actualité de la Pléiade

Le Moulin sur la Floss. Livre IV, chapitre III, extrait.

Octobre 2020

L’impression de solitude et de privation totale de bonheur que ressentait Maggie s’était accentuée avec le beau temps de ce printemps qui avançait. Tous les coins qu’elle aimait, dans la nature, non loin de la maison, qui semblaient avoir contribué, tout comme ses parents, à l’élever et à l’aimer, étaient maintenant associés à la tristesse du foyer, et même le soleil ne les égayait pas. Tout ce qui, pour la pauvre enfant, avait été chargé d’affection et de joie, était maintenant devenu pour elle comme un muscle douloureux. Il n’y avait plus de musique pour elle — plus de piano, plus de chœur de voix, plus de délicieux instruments à cordes, avec leurs cris passionnés d’esprits emprisonnés, dont la vibration étrange lui parcourait le corps. Et de toute sa vie de pensionnaire, il ne lui restait plus maintenant qu’une petite collection de livres de classe, qu’elle feuilletait avec l’impression navrante qu’elle les connaissait tous, et qu’ils étaient tous incapables de la réconforter.
Même du temps où elle était en pension, elle avait souvent désiré des livres au contenu plus riche : tout ce qu’elle y apprenait ressemblait à l’extrémité des très longs fils qui se cassaient tout de suite. Et maintenant, loin du charme indirect de l’émulation scolaire — Télémaque n’était plus que du son, ayant perdu son grain ; il en allait de même pour les questions difficiles et arides de la doctrine chrétienne : elles étaient devenues insipides… sans force. Parfois, Maggie se disait qu’elle aurait pu être satisfaite avec des œuvres d’imagination captivantes. Si elle avait pu se procurer tous les romans de Scott et tous les poèmes de Byron ! Alors, peut-être, elle aurait pu trouver suffisamment de plaisir pour devenir insensible à sa vie quotidienne réelle. Mais, pourtant… ce n’était pas de cela qu’elle avait besoin. Elle était capable de créer toute seule des mondes imaginaires — mais aucun monde imaginaire ne pouvait la satisfaire maintenant. Il lui fallait une explication de cette vie réelle, avec ses difficultés : ce père à l’air malheureux, assis à la triste table du petit déjeuner ; cette mère infantile et désorientée ; ces petites tâches sordides qui remplissaient les heures, ou ce vide encore plus accablant d’un loisir pénible et sans joie ; ce besoin d’une affection tendre et  démonstrative ; ce sentiment cruel que Tom ne s’intéressait pas à ce qu’elle pensait, à ce qu’elle éprouvait, et qu’ils n’étaient plus des compagnons de jeux ; cette privation de tous les plaisirs, qu’elle ressentait plus que les autres — il lui fallait une clef qui lui permettrait de comprendre, et, après avoir compris, de supporter ce lourd fardeau qui s’était abattu sur son jeune cœur. Si on lui avait enseigné « la vraie connaissance et la vraie sagesse, celles des grands hommes », elle pensait qu’elle aurait détenu les secrets de la vie. Si seulement elle avait des livres, pour apprendre par elle-même ce que savaient les sages ! Les saints et les martyrs n’avaient jamais intéressé Maggie autant que les sages et les poètes.

Traduit de l’anglais par Alain Jumeau.

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