La Pléaide

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Faulkner
L'actualité de la Pléiade

Le début de «L’Incendiaire», de William Faulkner (1939).

31 mars 2017

Le magasin où avait lieu l’audience du juge de paix sentait le fromage. Tassé sur son baril de clous au fond de la salle pleine, le gamin avait conscience de respirer l’odeur du fromage, et aussi autre chose : de l’endroit où il était assis, il apercevait les rangées de rayons sur lesquels s’entassaient les formes massives, trapues, puissantes, des boîtes de fer-blanc dont son ventre déchiffrait les étiquettes, non point d’après ce qui y était écrit, qui ne signifiait rien pour lui, mais d’après les diablotins rouges et la courbe argentée des poissons — ces odeurs, celle du fromage qu’il était certain de sentir et celle de la nourriture en boîtes hermétiques que ses entrailles croyaient sentir, lui parvenant par intervalles en rapides et brèves bouffées mêlées à l’autre odeur persistante, l’effluve, le sentiment simplement teinté d’un peu de crainte, mais surtout fait de désespoir et de chagrin : l’antique et farouche appel du sang. Il ne pouvait pas voir la table où siégeait le juge et devant laquelle se tenaient son père et l’ennemi de son père (notre ennemi, pensait-il dans son désespoir ; le nôtre ! le mien et le sien à la fois ! C’est mon père !), mais il pouvait les entendre, c’est-à-dire deux d’entre eux, car son père n’avait pas encore prononcé une parole.
« Mais quelle preuve avez-vous, Mr Harris ?
— Je vous l’ai dit. Le cochon était entré dans mes maïs. Je l’ai attrapé et je le lui ai renvoyé. Il n’avait pas de clôture pour le garder enfermé. Je le lui ai dit, je l’ai prévenu. La fois d’après, j’ai mis le cochon dans mon enclos. Quand il est venu le chercher, je lui ai donné du fil de fer pour réparer son enclos. La fois d’après, j’ai enfermé le cochon et je l’ai gardé. Je suis allé jusque chez lui et j’ai vu le fil de fer que je lui avais donné encore enroulé sur la bobine au beau milieu de sa cour. Je lui ai dit qu’il aurait le cochon quand il m’aurait payé un dollar pour droit de fourrière.
Ce soir-là, un nègre est venu avec un dollar et a remmené le cochon. Un nègre qui n’était pas d’ici. Il a dit : “Y m’a dit de vous dire que le bois et le foin ça peut brûler. — Quoi ? je lui ai dit. — C’est ce qu’y m’a dit de vous dire, a dit le nègre. Le bois et le foin ça peut brûler.” Cette nuit-là, ma grange a brûlé. J’ai sauvé le bétail, mais j’ai perdu la grange.
— Où est le nègre ? Vous l’avez retrouvé ?
— Ce nègre-là n’était pas d’ici, je vous dis. Je ne sais pas ce qu’il est devenu.
— Mais ce n’est pas une preuve. Vous ne voyez donc pas que ce n’est pas une preuve ?
— Faites venir le gamin. Il sait, lui. » Pendant un instant, le gamin se figura lui aussi que l’homme désignait son frère aîné, jusqu’à ce que Harris dise : « Pas celui-là. Le petit. Le gamin », et se faisant tout petit, déjà petit pour son âge, petit et sec comme son père, dans sa salopette passée et rapiécée trop petite même pour lui, avec sa tignasse brune jamais peignée et ses yeux gris tumultueux comme une nuée d’orage, il vit les hommes entre lui et la table se séparer en deux rangs, devenir une allée de visages sévères, au bout de laquelle il aperçut le juge, un homme à lunettes grisonnant, mal fagoté, sans faux col, et qui lui faisait signe. Il ne sentait pas le plancher sous ses pieds nus ; il lui semblait avancer sous le poids tangible des visages sévères qui se tournaient vers lui. Son père, raide dans son costume noir du dimanche qu’il avait mis non pas pour le procès mais pour le déménagement, ne le regarda même pas. Il veut que je mente, pensa-t-il, de nouveau affolé de chagrin et de désespoir. Et y va falloir que je le fasse.

Traduction de
R.-N. Raimbault,
révisée par F. Pitavy.

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