La Pléaide

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Marie de France. Ms. 3142, fol. 256 ; XIIIe s. Bibliothèque de l’Arsenal / BnF.
L'actualité de la Pléiade

Marie de France, Bisclavret, le début du récit.

14 novembre 2018

Quant de lais faire m’entremet, / Ne voil ublier Bisclavret… Puisque je m’emploie à écrire sur des lais, je ne veux pas oublier Bisclavret. Le nom bisclavret désigne en breton ce que les Normands appellent garou. Autrefois, on pouvait entendre raconter, et il arrivait même souvent, que certains hommes deviennent garous et habitent dans les bois. Un garou est une bête sauvage ; aussi longtemps qu’il se trouve dans son état de rage, il dévore les gens, fait beaucoup de mal et hante les forêts profondes. Mais je laisse cette question car je veux conter l’histoire du bisclavret. En Bretagne habitait un noble baron ; j’ai entendu à son sujet de prodigieuses louanges. C’était un beau et bon chevalier, d’une conduite irréprochable. Il était l’ami intime de son seigneur et tous ses voisins l’aimaient. Il avait épousé une femme de grande valeur, au visage très affable. Il l’aimait autant qu’elle l’aimait. Mais une chose tourmentait fort son épouse : chaque semaine durant trois jours, il disparaissait et elle ne savait ce qu’il devenait ni où il allait. Aucun des siens ne le savait non plus. Un jour, après qu’il fut rentré tout joyeux et gai à la maison, elle le questionna : « Seigneur, dit-elle, mon doux ami, il y a une chose que je vous demanderais bien volontiers, si je l’osais. Mais je crains tellement votre colère que je ne redoute rien de plus au monde. » À ces mots, il la prit dans ses bras, l’attira vers lui et l’embrassa. « Dame, dit-il, demandez donc ! À toute question que vous poserez, j’apporterai une réponse, si du moins je la connais. — Par ma foi, dit-elle, alors je suis sauvée. Seigneur, je suis dans un tel effroi les jours où vous me quittez ! Le matin, quand je me lève, j’en souffre beaucoup et je crains tant de vous perdre que, si vous ne m’apportez pas un prompt réconfort, je risque d’en mourir. Dites-moi donc où vous allez, où vous êtes, où vous demeurez. À mon avis, vous aimez une autre femme, mais s’il en est ainsi, vous commettez le mal. — Dame, fait-il, pitié, au nom de Dieu ! Il m’arrivera malheur si je vous le dis, car je perdrai mon amour pour vous et causerai ma propre perte. » Avec cette réponse, la dame a bien compris qu’il ne plaisantait pas. À plusieurs reprises, elle lui posa la question. À force de le flatter et de le cajoler, elle finit par obtenir qu’il lui raconte son aventure. Il ne lui cacha rien. « Dame, je deviens un bisclavret. Je pénètre dans cette grande forêt, et au plus profond des bois je vis de proies et de rapine. » Quand il lui eut tout raconté, elle lui demande de préciser s’il enlève ses vêtements ou s’il les garde. « Dame, répond-il, j’y vais tout nu. — Dites-moi, au nom de Dieu, où sont vos vêtements ? — Dame, cela, je ne peux pas vous le dire, car si je les perdais et si on me découvrait en train de les ôter, je resterais bisclavret à tout jamais. Il n’y aurait plus pour moi aucun recours tant que l’on ne m’aurait pas rendu mes vêtements. C’est pour cette raison que je veux garder le secret sur tout cela. — Seigneur, lui répond la dame, vous êtes celui que j’aime le plus au monde. Vous ne devez rien me cacher, ni me redouter en quoi que ce soit, ou alors ce serait la preuve que vous ne m’aimez pas. Qu’ai-je fait de mal ? Pour quelle faute que j’aurais commise auriez-vous un motif de me craindre ? Dites-moi tout, vous agirez bien ! » Elle le tourmente et le harcèle tant qu’il ne peut que lui révéler l’affaire…

Traduit de l’ancien français par Philippe Walter.

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