La Pléaide

Retour au sommaire
Shakespeare
L'actualité de la Pléiade

Shakespeare, Comme il vous plaira, acte III, scène III (extrait)

LE BOUFFON [Pierre de Touche] : Venez vite, bonne Audrey, j’irai chercher vos chèvres, Audrey ; et dites-moi, Audrey, suis-je toujours votre homme ? Ma simple configuration vous plaît-elle ?

AUDREY [, chevrière] : Votre configuration ? Dieu nous garde ! Quelle configuration ?

LE BOUFFON : Je suis ici avec toi et tes boucs comme jadis le plus cabri des poètes, l’honnête Ovide, au milieu de ses Goths.
jaques[, seigneur de la suite du Duc proscrit] : Ô savoir mal logé, plus mal que Jupiter dans une chaumière !

LE BOUFFON : Quand un homme voit ses vers incompris, et que son esprit vif n’est pas relayé par ce précoce enfant, l’intelligence, ça vous l’étend plus raide qu’une addition trop salée dans un petit cabaret : en vérité, je voudrais que les dieux t’eussent faite poétique.

AUDREY : Je ne sais pas ce que c’est, « poétique » ; est-ce que c’est honnête à dire et à faire ? Est-ce que c’est une chose vraie?

LE BOUFFON : En vérité, non ; car la poésie la plus vraie est la plus mensongère, et les amoureux s’adonnent à la poésie : et l’on peut dire que ce qu’ils jurent en vers, en tant qu’amoureux, est pur mensonge.

AUDREY : Et vous voudriez alors que les dieux m’aient faite poétique ?

LE BOUFFON : En vérité, oui ; car tu me jures que tu es vertueuse. Si tu étais poète, je pourrais espérer que c’est un mensonge.

AUDREY : Vous ne voudriez pas que je sois vertueuse ?

LE BOUFFON : En vérité, non, à moins que tu ne fusses laide ; car joindre la vertu à la beauté, c’est prendre du miel pour adoucir du sucre.

JACQUES : Voilà un fou réaliste !

AUDREY : Eh bien, je ne suis pas belle, je prie donc les dieux qu’ils me fassent vertueuse.

LE BOUFFON : Vraiment, gaspiller la vertu en la donnant à une garce laide, ce serait servir un bon plat dans une assiette sale.

AUDREY : Je ne suis pas une garce, même si je suis laide, c’est l’oeuvre des dieux et je les en remercie.

LE BOUFFON : Eh bien, loués soient les dieux de ta laideur ! Garce, ça peut venir après. Quoi qu’il en soit, je veux t’épouser et, à cette fin, je suis allé trouver messire Olivier Brouille-Prêche, curé du village le plus proche, qui m’a promis de me retrouver dans cette partie de la forêt et de nous accoupler. […]

JACQUES : Vous voulez donc vous marier, bouffon ?

LE BOUFFON : De même que le bœuf a son joug, monsieur, le cheval son frein et le faucon ses grelots, l’homme a ses désirs et, de même que les pigeons se becquettent, les époux aimeraient se grignoter.

JACQUES : Et vous voulez, vous, un homme de votre éducation, vous marier sous un buisson comme un mendiant ? Allez à l’église et prenez un bon prêtre qui pourra vous dire ce qu’est le mariage : cet homme-là se contentera de vous unir comme on joint des lambris, bientôt l’un de vous sera un panneau rétréci et, comme du bois vert, se mettra à gauchir, à gauchir.

LE BOUFFON : J’ai dans l’idée que je ferais mieux d’être marié par lui plutôt que par un autre, car il y a peu de chance qu’il me marie bien ; et, n’étant pas bien marié, ce me sera une bonne excuse, plus tard, pour quitter ma femme.

Traduit de l’anglais par Jean-Michel Déprats.

Auteur(s) associé(s)