La Pléaide

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Le tour de Kessel
Trois générations pour une Pléiade

La lettre de la Pléiade n° 67
Octobre 2020

Joseph Kessel aimait la Pléiade. L’écrivain reporter se faisait envoyer après-guerre des volumes de la collection par son éditeur et ami de longue date Gaston Gallimard. Il est vrai que depuis 1949, il s’était enfin fixé dans un bel appartement du VIIIe arrondissement, au 18 rue Quentin-Bauchart, son dernier domicile parisien. Une telle bibliothèque y avait toute sa place.
Mais cet attachement à la Pléiade n’était pas que celui d’un lecteur : l’auteur Kessel intéressa aussi de près la collection… et de façon assez inattendue, comme le laisse deviner cette lettre de Gaston Gallimard du 5 mai 1949*.

*(ci-contre, à lire page 4 de la Lettre de la Pléiade n°67)

À cette date, trois écrivains ont eu le privilège de voir leurs œuvres entrer dans ce que Gaston Gallimard appelle un «panthéon» : l’académicien Paul Claudel avec son Théâtre en 1948, André Malraux en 1947 avec ses romans et avant eux, André Gide, en 1939, pour son Journal partiellement inédit. La Pléiade s’est donc déjà ouverte aux auteurs vivants et, plus largement, aux « classiques contemporains » (voir nos articles précédents sur ce sujet) ; en même temps qu’il débat avec l’auteur de La Passante du Sans-Souci sur l’opportunité d’entrer dans la collection, Gaston Gallimard envisage la reprise des œuvres de leur ami commun, Antoine de Saint-Exupéry, disparu cinq ans plus tôt. Mais alors, pourquoi l’éditeur oppose-t-il un refus si ferme à son très cher Jef Kessel, ce reporter brillant dont il a su très tôt déceler le talent de conteur et qu’il a tenu personnellement à accueillir dans sa jeune maison ? Et avec quelle réussite ! Les premiers romans de Kessel comptent parmi les grands succès de l’entre-deux guerres ; et l’Académie française a même attribué son Grand Prix à l’auteur des Captifs en 1927 !

On peut comprendre que Kessel, constatant qu’André Malraux a déjà eu les honneurs de la collection, puisse avoir envie d’en bénéficier lui-même. Mais ce qu’il demande à son éditeur n’est pas tant la réunion de ses romans des trois décennies passées que la publication, en première édition, d’un ample roman, aux accents autobiographiques, sur lequel il travaille depuis de nombreuses années (l’idée lui en est venue en 1928), et dont il vient de remettre le gros manuscrit à son éditeur : Le Tour du malheur. C’est, aux yeux de l’auteur, un livre tout différent des précédents, qui appelle un traitement éditorial particulier.

Du reste, pour Gaston Gallimard, c’est aussi un enjeu de taille, car la parution du Tour du malheur marque le retour de Kessel chez son éditeur historique, dont il s’était éloigné au temps de La NRF du collaborationniste Drieu la Rochelle, ne pouvant accepter que cette enseigne fût, elle aussi, occupée… À la Libération, Kessel n’était plus un auteur Gallimard, mais un auteur Julliard. Le lien est pourtant renoué avec Gaston Gallimard, l’ami et soutien de toujours. Mais la négociation contractuelle pour Le Tour du malheur est serrée, Kessel n’étant plus l’écrivain mensualisé de l’entre-deux-guerres engagé pour l’ensemble de ses œuvres à venir.
En lui adressant son contrat le 29 mars 1949, assorti d’un chèque de trois millions de francs de l’époque comme premier versement, Gaston Gallimard s’amuse : « Cela me rajeunit, car c’est le plus gros contrat que j’aie signé depuis que je fabrique des livres. Je suis bien content que ce soit toi qui m’en donnes l’occasion. » Reprenant les termes d’un lecteur de la Maison, Gaston dit aimer ce « roman puissant, douloureux, mené avec maîtrise, sans faiblesse », qu’il aura lu « avec émotion, avec avidité » et « sans réserve ». Au vrai, le manuscrit a été lu dès septembre 1939 par Pierre Seeligmann, conseiller éditorial de Gaston Gallimard et membre du comité de lecture, qui notait déjà : « Dès le début du livre, une tension s’empare du récit et ne le quitte plus. L’ouvrage est naïf, parfois maladroit, mais sincère et brûlant. […] On a l’impression que l’auteur a voulu s’y vider d’une époque de sa vie qui a pour lui été non seulement décisive, mais peut-être seule à être vécue. En tous cas, un livre important et qui renouvelle la personnalité de Kessel. »

La reconquête de Kessel par Gallimard n’est pas sans risques pour la NRF : risques à proportion des prétentions financières de l’auteur et d’une possible mévente d’une chronique romanesque d’une telle amplitude. En lien avec son diffuseur Hachette, Gaston Gallimard fait ses calculs et aboutit à la conclusion que l’ouvrage doit paraître en quatre volumes, dont la vente permettra seule d’amortir l’avance sur droits. Kessel a des doutes, suggérant à son éditeur de réunir les deux premiers tomes (La Fontaine Médicis et L’Affaire Bernan) pour la raison que le premier volume manque d’action. C’est dans ces circonstances que la question de la Pléiade intervient, Joseph Kessel faisant aussi part de son souhait de voir paraître son grand livre en un seul volume… sur papier bible et relié cuir ! Dans la Pléiade, bien sûr. Après tout, Gide l’a bien obtenu pour son Journal !

Gaston Gallimard marque une hostilité de principe à cette idée du romancier. Premier argument : la collection doit s’en tenir à sa ligne (des œuvres complètes ou choisies d’auteurs classiques anciens ou contemporains, éventuellement segmentées par genre). C’est, au vrai, la condition même de son existence, en particulier pour obtenir des cessions d’éditeurs tiers, et de sa bonne réception en librairie. Elle ne peut être une collection d’éditions courantes et l’accueil de textes inédits ne s’entend que pour compléter une réunion de textes déjà parus. La « situation pénible » qu’évoque Gaston Gallimard dans son courrier du 5 mai 1949 consisterait à ce que la particularité même de la collection ne fût plus reconnue et que, partant, tout auteur pût à sa suite
demander à y figurer pour un nouveau manuscrit. Que lui répondrait-on ? Deuxième argument qui s’adresse à l’auteur lui-même : quel profit tirerait Kessel si tôt à une telle consécration, alors que son œuvre est encore pleine d’avenir et qu’elle est marquée par sa personnalité même, ou du moins par son image publique : toujours en mouvement, sur le terrain, au cœur de l’événement, et non sur les champs Élyséens de la reconnaissance littéraire et de la vie éternelle des belles âmes défuntes. Gilles Heuré, dans l’Album Pléiade qu’il lui consacre aujourd’hui, rappelle justement la réaction de Gaston Gallimard apprenant la candidature de Jef à l’Académie française : « À moins que ce soit pour avoir un en-tête sur ton papier à lettres, qu’est-ce que tu vas foutre là-dedans ? » De la Pléiade à l’Académie…

L’argument est périlleux, car c’est faire une différence entre Malraux et Kessel ; pourquoi l’un et pas l’autre ? Est-ce la qualité de l’œuvre qui les départage ? Ou bien Gaston Gallimard sent-il que l’œuvre de romancier de Malraux est déjà derrière lui et qu’une première étape de réunion de ses romans est d’ores et déjà envisageable... Peut-être ; et de fait, André Gide n’avait pas eu droit à un tel traitement pour ses œuvres d’imagination. Passionnant débat, où s’engage la relation que soutiennent l’auteur et l’éditeur avec la temporalité de l’œuvre publiée et avec la notoriété d’aujourd’hui et de demain. Une notoriété qui doit tout aux œuvres elles-mêmes mais est aussi le fruit d’une élaboration commune, terrain de jeu partagé, cohabité par l’auteur, l’éditeur, le critique, le libraire… et le lecteur.

Le Tour du malheur paraîtra bien en quatre volumes en 1950, dans cette version de la Blanche modernisée, rajeunie, plus frappante, que la Librairie Gallimard réservait alors à des ouvrages qu’elle estimait promis à une bonne vente auprès d’un public assez large. Et ce fut un beau succès : en janvier 1951, on enregistrait 54 500 ventes pour le premier tome, 45 500 pour le deuxième, 42 000 pour le troisième et 39 000 pour le dernier volume. Malgré ce bon accueil, l’avance sur droit de vingt et un millions de francs faite à l’auteur n’est pas couverte.

Kessel n’a pourtant pas oublié la promesse faite par son ami et revient à la charge en janvier 1955 pour la réunion des quatre volumes en un seul : fi n de non-recevoir de l’éditeur, qui constate que le tirage des quatre volumes n’est pas épuisé et que les ventes continuent. Nouveau rendez-vous manqué. De même pour une édition illustrée et reliée de fi n d’année de ses principaux romans (comme cela a été fait pour Marcel Aymé ou Albert Camus, par exemple), plusieurs fois évoquée, mais jamais menée à bien.

La question d’une Pléiade Kessel est à nouveau examinée dans les années 1970, sur la suggestion pressante de l’auteur. Un premier calibrage d’un volume réunissant Le Lion, Les Cavaliers (deux très gros succès de librairie) et Fortune carrée est réalisé en 1973. C’est désormais Claude Gallimard qui est à la manœuvre ; et le sujet est abordé avec l’auteur lors d’un déjeuner du 21 septembre 1976, sans suite, puis à nouveau le 10 janvier 1979 : «Ont reparlé de la Pléiade, note la secrétaire de l’éditeur en marge d’une note, projet auquel Kessel tient beaucoup.» Mais il y a une gêne certaine, la maison n’est pas encore prête, y compris pour un choix d’œuvres : «Claude va essayer de ne pas donner suite, prétextant qu’on ne publie jamais de choix dans la Pléiade.»
On ne sait pas bien interpréter ces réticences aujourd’hui. Étaient-elles d’ordre littéraire ou commercial ? S’agissait-il encore d’attendre le bon moment pour la grande consécration ? Antoine Gallimard, petit-fils de Gaston et fils de Claude, mit fin aux atermoiements. Il aura fallu trois générations d’éditeurs, et peut-être aussi de lecteurs, pour juger que le temps est venu : 2020 est l’année Kessel.

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