La Pléaide

Les aventures du texte

En avant première : Lucrèce, La Nature des choses

La lettre de la Pléiade n° 40
mai 2010

Molière, « sérieusement savant quand il lui plaît », traduisit, dit-on, le De rerum natura mais sa traduction n’a pas été conservée. Lucrèce n’en sera pas moins publié dans la Pléiade cet automne, dans le cadre d’un volume intitulé Épicuriens et dont le sommaire figure dans notre catalogue 2010. Son poème y est traduit par Jackie Pigeaud, qui codirige l’édition avec Daniel Delattre. Voici un avant-goût de sa traduction, le début du chant V, qui rend hommage à Épicure.

Qui est capable de fonder, d’un cœur puissant, un poème
qui résiste, face à la majesté de la nature et de ces révélations ?
Qui a le verbe assez fort pour forger des éloges
face aux mérites d’un homme qui nous a laissé
de tels biens, issus de son cœur et de sa quête ?
Personne, à mon sens, né d’un corps mortel.
Car s’il faut parler comme l’exige la reconnaissance même de la majesté de la nature,
c’était un dieu, un dieu dis-je, illustre Memmius,
qui le premier a découvert un principe de vie
qu’on appelle maintenant sagesse, et qui, par son art,
a sorti, de si grands flots et de si grandes ténèbres, la vie,
pour la placer dans une si grande paix et une lumière si claire.
Compare en effet les antiques découvertes d’autres dieux.
Car Cérès, dit-on, a donné aux mortels l’usage du blé, et Liber le liquide
né du jus de la vigne ;
la vie, pourtant, eût pu subsister sans ces choses,
comme, à ce qu’on dit, vivent encore maintenant quelques nations.
Mais vivre bien, on ne le pourrait sans un cœur pur ;
c’est donc à plus juste titre qu’il est pour nous évidemment un dieu,
celui grâce à qui, distribuées encore parmi de grandes nations,
de douces consolations pour la vie apaisent les esprits.
Mais si tu penses que la geste d’Hercule peut le dépasser,
tu t’éloignes plus loin encore, et de beaucoup, de la vérité.
En quoi la gueule grand ouverte du fameux lion de Némée
pourrait-elle nous faire mal aujourd’hui, et le sanglier hirsute d’Arcadie ?
Enfin que pourraient le taureau de Crète, et, fléau de Lerne,
l’hydre protégée par des serpents venimeux ?
Et que dire de la force des trois torses du triple Géryon ?
[Lacune] pas davantage ne pourraient nous nuire les habitants de Stymphale,
et les chevaux de Diomède soufflant par les naseaux le feu,
en Thrace, dans les plaines Bistoniennes et au bord de l’Ismare.
Et, gardant les pommes d’or éclatantes des Hespérides,
âpre, au regard aigu, au corps immense, le serpent
embrassant le tronc de l’arbre, quel péril enfin serait-il pour nous,
au bord du rivage d’Atlas et des colères de la mer,
là où personne des nôtres ne va, ce que le barbare non plus n’ose ?
Tous les autres monstres de ce genre qui furent anéantis,
s’ils n’avaient été vaincus, en vie quel mal pourraient-ils nous faire, enfin ?
Aucun, je pense : ainsi la terre, jusqu’à satiété
maintenant encore regorge de bêtes sauvages, et elle est remplie du tremblement de la terreur
par les bois et les grands monts et les forêts profondes ;
ces lieux, nous avons le pouvoir, la plupart du temps, de les éviter.
Mais si le coeur n’a pas été purgé, quels combats,
quels périls doit-on alors affronter malgré nous !
Combien alors de soucis aigus déchirent l’homme
tourmenté du désir, et combien de peurs aussi ?
Et l’orgueil, la luxure, l’emportement ? Que de défaites
ne procurent-ils pas ? Et le luxe, et la paresse ?
En conséquence, celui qui a dompté tout cela, qui de notre âme
l’a chassé par la parole, non par les armes, ne conviendra-t-il pas,
cet homme-là, de le placer au nombre des dieux ?
Et d’autant plus qu’il a pris le parti de prononcer divinement,
sur les dieux immortels même, de nombreuses paroles,
et qu’il a révélé toute la nature des choses par ses dits.
Moi, j’ai mis mes pas dans ses pas, tandis que je poursuis
les raisons des choses, et que j’enseigne, par mes dits, selon quel pacte toutes choses ont été créées,
et comment il faut nécessairement lui demeurer soumis,
nul ne pouvant déchirer les lois robustes du temps ;
ainsi en premier a été découverte la nature de l’esprit :
d’abord il est composé d’un corps soumis à la naissance,
et ne peut subsister pendant l’éternité sans dommage,
mais ce sont des simulacres qui trompent l’âme dans les rêves,
lorsqu’on croit voir distinctement un individu que la vie a quitté.
Au reste, l’ordre de mon raisonnement m’a amené à ce point maintenant
qu’il me faut rendre raison du fait que le monde est constitué d’un corps mortel
et en même temps qu’il est né ;
il me faut expliquer de quelles façons ce rassemblement de matière
a formé la terre, le ciel, la mer, les astres, le Soleil,
et le globe de la Lune ; alors quels êtres vivants de la terre
ont émergé, et ceux qui n’ont jamais pu naître ;
comment le genre humain, en utilisant un langage varié,
a commencé de s’entretenir par l’intermédiaire du nom des choses ;
et de quelles façons s’est insinuée cette crainte des dieux
dans les coeurs, qui sur la terre rend sacrés
les temples, les lacs, les bois, les autels, et les images des dieux ;
en outre, le cours du Soleil et les phases de la Lune,
j’expliquerai par quelle force la nature qui gouverne les dirige,
afi n que nous n’allions pas penser que ces astres, entre ciel et terre
libres, à leur gré poursuivent un cours éternel,
dociles à faire croître les moissons et les êtres vivants,
ni croire qu’ils roulent selon un ordre divin…